Pr Maurice Soudieck Dione évalue les huit listes
Professeur agrégé en Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Maurice Soudieck Dione dresse le bilan de la campagne électorale à trois jours des législatives du 31 juillet prochain.
Professeur agrégé en Science politique à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis, Maurice Soudieck Dione dresse le bilan de la campagne électorale à trois jours des législatives du 31 juillet prochain. Dans cet entretien exclusif accordé à de Sud quotidien, l’enseignant chercheur en Science politique décortique les offres programmatiques des différentes listes de coalitions et leurs limites tout en revenant sur les enjeux politiques de la demande de Ousmane Sonko à débattre avec Aminata Touré «Mimi» et les raisons qui peuvent expliquer le refus de cette dernière à travers les conditions préalables.
Quel bilan tirez-vous de cette campagne du point de vue de la forme ?
Il y a eu une première semaine de campagne marquée par une certaine léthargie due certainement au fait que nous sortions de la fête de la Tabaski. Par la suite, de plus en plus, il y a eu de l’effervescence et beaucoup d’animation à travers les caravanes des diverses coalitions en compétition. Il faut noter également que l’essentiel de la communication politique semble se faire sur Internet, à travers les réseaux sociaux, où il n’y a pas de restrictions de temps d’antenne et de jeux d’équilibre légaux à préserver. Les différentes coalitions rivalisent donc de zèle pour faire passer leurs messages par ces canaux. Ce phénomène semble avoir été accentué par l’invalidation de la composante des titulaires de la liste de Yewwi Askan Wi.
Comment appréciez-vous l’offre programmatique des huit listes engagées dans cette campagne ?
Pour les huit coalitions, il y a globalement 3 tendances qui se dégagent. La première est incarnée par la coalition Benno Bokk Yaakar qui est constituée par la majorité au pouvoir, dont la campagne porte essentiellement sur la défense et l’illustration du bilan du Président Macky Sall, avec pour objectif de convaincre les électeurs de reconduire cette majorité afin de continuer à exécuter le programme en cours. Ensuite, concernant l’opposition, elle met en évidence les difficultés vécues par les Sénégalais, notamment le renchérissement exponentiel des denrées de consommation courante, le chômage des jeunes, la pauvreté, la gestion des ressources naturelles, du foncier, des services publics, notamment la santé, l’éducation, la justice etc. Enfin, il y a également l’argument de la lutte contre une probable troisième candidature du Président Sall, illégale au regard de la Constitution. Mais à titre illustratif, on peut s’arrêter sur le programme de la coalition Aar Sénégal qui semble avoir le plus formalisé son offre politique à travers un contrat de législature, le 14/14. Quatorze réformes majeures pour une quatorzième législature de rupture : par rapport au fonctionnement, à l’efficacité, à la redevabilité et à la rationalité parlementaires, au patriotisme économique, au système éducatif, aux Doomu Daara, aux personnes à mobilité réduite, à la gouvernance foncière, à la souveraineté alimentaire, à la régulation, à la citoyenneté, à la diaspora, et au développement durable. Mais le problème qui se pose c’est la faisabilité du programme, car, on ne peut utiliser l’Assemblée nationale dans le processus de matérialisation de politiques publiques, que si on y détient la majorité. C’est pourquoi on note dans le contrat de législature de Aar Sénégal, ce leitmotiv qui accompagne toutes les 14 propositions : «Nos députés s’engagent à proposer des lois dans les domaines ci-dessous, dans la limite des prérogatives dévolues à l’Assemblée nationale».
Avec une telle formule, s’acquitter de l’engagement n’est pas une obligation de résultat, mais une obligation de moyen dont la réalisation est assujettie à une condition suspensive, l’occurrence d’un événement futur, hypothétique et incertain : l’obtention de la majorité. Ce qui revient à dire, au-delà des précautions de rhétorique et des arguties juridiques, qu’on ne s’engage à rien. Parce que les prérogatives de l’Assemblée nationale sont très limitées dans la configuration actuelle du système politique. D’abord, les propositions de lois doivent respecter l’équilibre des finances publiques. En effet, l’article 82 alinéa 2 de la Constitution dispose : «Les propositions et amendements formulés par les députés ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique, à moins que ces propositions ou amendements ne soient assortis de propositions de recettes compensatrices.» Ensuite, les propositions de lois n’ont aucune chance de passer dès lors qu’on n’a pas la majorité à l’Assemblée nationale. Donc, l’enjeu crucial pour ces élections que ce soit pour le pouvoir tout comme pour l’opposition, c’est l’obtention d’une majorité au pouvoir, sans laquelle aucune force politique ne peut actionner les leviers de la gouvernance.
Quelle lecture faites-vous de la demande de Sonko à débattre avec Mimi et la réponse de cette dernière qui a posé ses conditions?
Les débats programmatiques sont essentiels en démocratie. Cela permet de sublimer la violence qu’elle soit physique et/ou verbale, en lui substituant une confrontation d’idées. Dans cette perspective, la demande d’Ousmane Sonko de débattre avec Madame Aminata Touré est tout à fait compréhensible. Mais, il y a plusieurs problèmes à ce niveau. D’abord, au plan strictement juridique, la composante des titulaires de la liste Yewwi Askan Wi a été invalidée, donc les investis sur ce registre ne sont plus candidats. Il convient cependant de réaffirmer, à toutes fins utiles, le caractère illégal et illogique d’une telle décision, en raison du principe de l’unicité de la liste électorale. Ensuite, on ne peut pas comprendre qu’il puisse y avoir des suppléants sans titulaires, tout comme on ne saurait comprendre que le Conseil constitutionnel investisse de fait des suppléants pour en faire des titulaires, en se substituant à la coalition, alors qu’il n’a pas ce pouvoir. Mais, quoi qu’il en soit cette décision est devenue définitive. Dès lors, pour qu’un débat puisse être organisé entre deux protagonistes dans une campagne électorale, il faut qu’ils soient tous les deux des candidats légalement reconnus. Je crois que Madame Aminata Touré aurait pu opposer une fin de non-recevoir sur la base de ce motif.
A votre avis pourquoi, elle ne l’a pas fait ?
Cela risquerait de relancer le débat sur les décisions très controversées du Conseil constitutionnel alors que la période du dépôt et de la recevabilité juridique des listes est dépassée. Il y a également un autre problème politique. C’est qu’Ousmane Sonko a des ambitions présidentielles clairement affichées et défendues, ce qui n’est pas le cas de Madame Aminata Touré, tête de liste de la coalition Benno Bokk Yaakaar, certes ; mais la question de la candidature en 2024 au sein de cette coalition est encore une question taboue à laquelle le principal concerné a répondu de manière équivoque «ni oui, ni non», alors même que l’article 27 de la Constitution qui l’exclut du jeu est clair comme de l’eau de roche : «Nul ne peut faire plus de deux mandats consécutifs». Le Président Sall a eu un premier mandat de 2012 à 2019 et il exerce un second et dernier mandat depuis 2019 et qui se termine en 2024 ; et les deux mandats sont consécutifs, c’està-dire qu’ils entretiennent un rapport de succession immédiate. Le pronom impersonnel utilisé dans la rédaction de l’article est valable pour tout le monde. Donc, Madame Aminata Touré pourrait commettre une faute politique si elle acceptait en perspective des élections législatives prochaines de participer à un débat avec un leader de l’opposition qui se positionne pour la Présidentielle de 2024, alors que le Président Sall peut envisager de briguer une troisième candidature en violation de la Constitution.
A vous entendre parler, on a l’impression que vous n’êtes pas convaincu par les conditions de Mme Touré
Les arguments que donne Madame Aminata Touré ne semblent pas pertinents. Sur l’argument de la violence, il y a que c’est la violence d’État qui suscite une violence contre l’État. Il y a que le fait de renvoyer à Ousmane Sonko la crise casamançaise et les insinuations de rébellion ramènent à des considérations relatives au communautarisme d’exclusion, ce qui doit être absolument banni par tous les acteurs, de quel que bord politique qu’ils peuvent se situer, pouvoir comme opposition. Enfin, poser comme condition qu’Ousmane Sonko tranche lui-même un contentieux judiciaire dans lequel il est impliqué, n’est pas judicieux, puisque ce dernier ne peut pas être juge et partie. C’est dire que la réalisation des conditions qu’elle exige est impossible ; et dès lors cette forme de communication peut être interprétée comme un rejet du débat.
Par ailleurs, comment appréciez-vous les accusations de Sonko contre les autres listes qui seraient parrainées par le chef de l’Etat ?
Je pense que ce sont des accusations dont il aurait pu faire l’économie, afin de concentrer le combat démocratique en direction des tenants du pouvoir. Donc s’attaquer à tout le reste de l’opposition crée de la diversion et de la division inutile. Ousmane Sonko lui-même avait appelé les leaders de Yewwi Askan Wi qui étaient frustrés après les investitures, à ne pas s’attaquer à la coalition. Au demeurant, il est fort probable qu’un front pluriel et divers de l’opposition soit constitué pour mener ensemble des batailles politiques pour renforcer la démocratie sénégalaise, notamment contre une troisième candidature du Président Sall en violation de la Constitution. Ensuite, au niveau de l’Assemblée nationale, il est possible que l’opposition se regroupe ; d’où l’intérêt à éviter des divergences artificiellement créées. Il peut y avoir de la stratégie politique derrière ces propos pour tout ramener à Yewwi Askan Wi dont la campagne s’est bonifiée avec l’entrée en jeu d’Ousmane Sonko et des autres leaders de la coalition : si Ousmane Sonko parle de et pour sa coalition et que tout le monde parle de lui ; il cristallise dès lors toutes les attentions de la campagne. Mais, il faut jouer sur cette fibre avec prudence, car au-delà des considérations électoralistes, il y a l’idée et l’image que les citoyens-électeurs se font d’un leader, qui a un capital de confiance et de crédibilité à gérer, et qui dépasse le simple cadre de la situation et de la conjoncture politique du moment. En effet, les affirmations et accusations gratuites érodent avec le temps la crédibilité d’un leader. Or, la confiance est difficile à acquérir et lorsqu’elle est perdue on la regagne difficilement, pour ne pas dire qu’elle est perdue définitivement. Pour une meilleure stratégie de communication politique, il aurait pu être plus nuancé. Du coup aucune coalition ne voudrait réagir pour se réapproprier les propos ; tout en présentant la coalition Yewwi Askan Wi comme résolument ancrée dans l’opposition. Il obtiendrait alors le même résultat, pratiquement, sans cristalliser les ripostes légitimes des autres coalitions, avec des écarts de langage. Toutes choses qui peuvent compromettre ou gêner de futures retrouvailles politiques dans l’opposition.
La coalition Yewwi entend faire voter une loi contre la discrimination des candidatures. Si on estime qu’elle pourrait empêcher d’écarter des candidats, ne risquerait-elle pas aussi de déboucher sur l’impunité?
Si à l’issue du vote du 31 j u i l l e t 2022 la coalition Y e w w i askan wi obtient la majorité à l’Assemblée nationale, elle peut faire voter une loi contre la discrimination des candidatures. Cet acte législatif peut être une occasion pour revoir le parrainage qui a été imposé par le Président Sall en 2019 sans aucune concertation. Or, depuis le Code consensuel de 1992, il y a une doctrine du consensualisme qui s’est dégagée en tout ce qui concerne l’élaboration des règles de la compétition au pouvoir, et qui est gage de stabilité politique en permettant d’éviter les tensions et violences autour des élections. Le Président Sall s’est fait réélire facilement en 2019 grâce au parrainage qu’il a imposé et qui est illégal du point de vue de la Constitution. Car, avec la réforme constitutionnelle référendaire n°2016-10 du 05 avril 2016, l’article 103 de la Charte fondamentale dispose en son alinéa 7 : « La forme républicaine de l’État, le mode d’élection, la durée et le nombre de mandats consécutifs du président de la République ne peuvent faire l’objet de révision». Donc, avec le parrainage, le mode d’élection du président de la République a été révisé en violation de la Constitution.
En plus, le parrainage a complètement faussé la Présidentielle de 2019. Censée être appliquée à tous les types d’élection, on s’est rendu compte qu’il n’était pas pertinent pour les élections locales ; ce qui révèle encore une fois que le procédé a été imposé sans discussion et sans réflexion approfondie, de manière circonstancielle et personnelle pour les besoins de la réélection du Président Sall en 2019. Le contrôle des signatures si tant est que cela soit possible n’a pas été fait par le Conseil constitutionnel. Les candidats écartés de la candidature n’avaient pas le fichier sur la base duquel ils ont été évalués ; donc ont été éliminés sans comprendre pourquoi ni comment. On a pu constater toutes les contradictions que le parrainage a suscité pour les Législatives du 31 juillet prochain, en excluant des c o a l i – t i o n s comme Gëm Sa Bopp de Bougane Guèye Dany qui a obtenu des résultats appréciables lors des élections locales du 23 janvier 2022. Comble de l’absurdité, au sens strict de ce qui est contraire à la raison, le parrainage sous sa forme actuelle aurait pu aboutir à l’élimination de forces politiques encore plus significatives. Ce qui est dangereux pour la paix et la stabilité nationale et pour la légitimité et la crédibilité des institutions. Benno Bokk Yaakar qui a eu un excédent d’un parrain aurait pu être éliminé, parce qu’ayant déposé 55 328 parrains au lieu de 55 327, le maximum autorisé par la loi. Ce qui aurait été scandaleux sachant que c’est la coalition qui détient la majorité présidentielle et la majorité parlementaire ; et qui donc n’a pas de garantie de représentativité à prouver. Cela aurait été tout aussi scandaleux si de grandes coalitions de l’opposition étaient écartées comme Yewwi Askan Wi qui a gagné les départements de Keur Massar, Rufisque, Mbacké, Bignona, Oussouye, Ziguinchor et des Villes comme Dakar, Rufisque, Guédiawaye et Thiès, lors des dernières élections locales.
Donc, cette coalition également n’a pas de garantie de représentativité à prouver. C’est aussi le cas de la coalition Wallu Sénégal constituée autour du PDS qui est la première force de l’opposition à l’Assemblée nationale, parti créé en 1974 qui a fait 26 ans d’opposition, 12 ans de pouvoir, auxquels s’ajoutent encore 10 ans d’opposition. Tout cela montre les problèmes ardus apportés par le parrainage. C’est pourquoi la Cour de justice de la CEDEAO en son Arrêt du 28 avril 2021 a rejeté le procédé comme portant atteinte à la liberté de candidature en ces termes : «Dit (…) que le code électoral sénégalais, tel que modifié par la loi n° 2018- 22 du 04 février 2018 viole le droit de libre participation aux élections ; Ordonne en conséquence à l’État du Sénégal de lever tous les obstacles à une libre participation aux élections consécutifs à cette modification par la suppression du système de parrainage électoral ; Lui impartit un délai de six (6) mois à compter de la notification qui lui en sera faite pour soumettre à la Cour un rapport concernant l’exécution de la présente décision». Mais jusqu’à présent, l’État du Sénégal n’a pas encore appliqué cette décision et viole ainsi de manière flagrante le droit communautaire. Par ailleurs, je ne pense pas que cette loi débouche sur l’impunité. En effet, des personnalités politiques ont été écartées du jeu à travers des affaires politico-judiciaires : la CREI (Cour de répression de l’enrichissement illicite) pour Karim Wade et la caisse d’avance de la mairie de Dakar pour Khalifa Ababacar Sall. Pour redynamiser la démocratie sénégalaise, il faut ouvrir le jeu. Car, la démocratie selon des auteurs comme Robert Dahl repose sur l’élargissement de la compétition politique et l’élargissement de la participation politique. La véritable impunité est relative au pillage et au gaspillage des ressources publiques dans le cadre d’un système clientéliste, sans que les corps de contrôle de l’État ne fassent leur travail ; ou que les rapports – lorsqu’ils sont produits – soient mis sous le coude et ne soient point déférés à la justice.
À votre avis, entre quelles coalitions vont se jouer les législatives ?
Nous sommes dans le cadre d’élections très disputées. Elles sont également incertaines quant aux résultats ; ce qui est un gage de vitalité démocratique. Toutes les coalitions jouent leurs chances, travaillent sur le terrain et sont juridiquement d’égale dignité. Mais, il semble que certaines émergent plus que d’autres : il s’agit de la coalition au pouvoir Benno Bokk Yaakar ; dans l’opposition, il s’agit de la coalition Yewwi Askan Wi et de la coalition Wallu Sénégal qui ont scellé un pacte au niveau des départements à travers l’inter-coalition Yewwi-Wallu ; ensuite il y a la coalition Bokk Gis Gis Liggeey, dirigée par le Président Pape Diop, et la coalition Aar Sénégal. Cependant, on n’est pas à l’abri de surprises pour les autres coalitions de l’opposition : Bount Bi, Natangué Askan Wi, les Serviteurs.
Nando Cabral GOMIS